Depuis 24 ans qu’il réside en Allemagne, Idrissou Mora Kpai n’a jamais cessé de révolutionner le cinéma africain et précisément béninois sur le plan mondial. Et ceci, à travers ces nombreuses réalisations qui hissent le Bénin au palmarès du septième art dans plusieurs pays de la planète. Séjournant au bercail depuis quelques semaines, Idrissou Mora Kpai fait ici un tour d’horizon sur les motivations de sa venue au Bénin sans occulter de donner des directives efficaces pour asseoir une industrie cinématographique. Interview.
Comment êtes-vous parvenu à retracer une carrière de cinéaste ? « C’est un long parcours. Brièvement, j’ai pris le chemin classique à travers le processus des études sur le cinéma. Je suis sorti d’une grande école du cinéma en Allemagne. Mais avant cela, j’avais essayé de réaliser des films dans la nature comme tout le monde. A côté de mes études, j’ai étudié la civilisation américaine à l’université de Berlin. Pendant mes études je faisais beaucoup de films comme des jeunes. Voilà comment je suis devenu cinéaste ».
Est-ce un choix par conviction ou par la force des choses ? « Alors, ce n’est pas, par la force des choses. C’est vraiment une conviction. On choisit d’être cinéaste quand on a des choses à dire ou à raconter. Parce que, faire de films, c’est de raconter des histoires. Moi, j’avais cette envie de raconter des histoires et il y a plusieurs manières de le faire. Soit on choisit d’être romancier, littéraire ou de faire des films. Donc, j’ai choisi de faire des films pour raconter des histoires. J’estimais que j’avais à raconter » Vos réalisations ambrassent quels genres de films dans le répertoire cinématographique. « Vous savez, quand on est cinéaste on l’est tout court. C’est l’idée qui détermine le genre. Après mes études, j’ai fait un premier long métrage documentaire. Un suivant est venu et puis un troisième. Le quatrième est en cours. Pas, parce que j’ai envie de faire uniquement de documentaires, j’ai aussi des projets de fictions. Ces projets de fiction sont difficiles à monter en matière de financement. Ce n’est pas les idées qui manquent mais il y a aussi le problème de volonté politique. Les documentaires sont beaucoup plus faciles à monter. Cela ne veut pas dire qu’ils sont faciles à faire mais faciles à monter financièrement. J’ai jusqu’ici réussi à monter tous mes projets de documentaires tout en travaillant sur mes projets de fictions et en espérant qu’un jour l’Afrique ou mon pays le Bénin comprendra l’importance du cinéma afin de mettre les moyens à nos dispositions pour réaliser des films. Il est temps qu’on entre dans cette compétition universelle. Puisque le cinéma est un art important pour le développement économique et social d’une nation ».
Avez-vous eu l’opportunité de décrocher des trophées à travers vos réalisations ? « Les trophées !!Ce n’est pas ce qu’il y a de plus important dans le cinéma. L’important, c’est de raconter des histoires et d’avoir des spectateurs, afin d’écouter ce qu’on veut dire. Oui, les trophées, j’en ai eu beaucoup. Je ne peux pas les citer tous. Mais j’ai eu deux fois de suite le prix « Bayard d’Or du film francophone » et le prix TV5 à Namur en Belgique, le prix du meilleur documentaire au festival tricontinental de Milan en Italie, le prix du meilleur documentaire à Tarifa en Espagne etc ... Mon dernier prix est celui du Fespaco édition 2011 dans la catégorie documentaire. En occident, j’ai eu une vingtaine de prix et des prix à travers le monde. Moi j’estime que les prix ne sont pas importants ; il suffit de faire passer le message. Le prix peut aider le message à être facilement entendu par les spectateurs. Mais si les circonstances nous obligent à participer aux festivals, moi, je ne suis pas dans l’idée d’une compétition. Que mes réalisations soient vues et connues de tout le monde, c’est le plus important selon moi. Ce qui est dommage en Afrique et surtout au Bénin, mes films sont très peu connus. Il y a d’abord le problème général de documentaire qui n’est pas connu au Bénin. Puisqu’on confond le documentaire au reportage télévisuel. Le documentaire, c’est la partie intellectuelle du cinéma. Il raconte l’histoire avec un point de vue, et des personnages. La différence entre le documentaire et la fiction est qu’ici, on parle du réel. C’est la situation contemporaine de nos sociétés et ses conflits. Moi, je me suis particulièrement intéressé à la situation postcoloniale du continent comme thème d’inspiration. Pour moi, on ne peut pas séparer les problèmes africains actuels de l’héritage colonial. Je prends l’exemple de mon avant dernier film « Arlit deuxième Paris » que j’ai tourné dans les mines d’uranium au Niger. Ce film parle de l’exploitation sans scrupule des travailleurs par les multinationales occidentales. Il montre les conditions inhumaines de travail, et s’en prend aux relations inéquitables entre le Nord et le Sud. Le pétrole, l’or, le diamant et l’uranium sont puisés dans nos sous –sol mais en retour le continent reçoit de la miette. Nous demeurons le continent le plus pauvre au monde. Nous enterrons nos morts pour des banalités, des maladies les plus banales tuent nos concitoyens. Voilà le Niger ; qui est l’un des pays le plus pauvre au monde, fournit 40% de la capacité française en uranium, à travers la société « Areva » l’une des multinationales les plus puissantes et les plus bénéfiques au monde. Je dénonçais à travers ce film, un peu cette relation « injuste » entre le nord et le sud. Mon dernier film parle de la guerre d’Indochine à la quelle les africains ont participé. Cette guerre a laissé de traces en Afrique et dont on parle très peu. Au fait, j’ai raconté l’histoire des métis « africains –vietnamien » nés au Viêtnam et rapatriés à la fin de la guerre en Afrique. Certains ont été adoptés par des officiers africains. Au Bénin, nous avons le cas de la famille « Soglo » et d’autres. Je montre comment l’histoire de ces gens s’entrecroise avec l’histoire de nos parents qui sont allés faire la guerre. C’est aussi une belle histoire africaine. Si vous voulez, quand on voit ces enfants, on les traite d’extra-terrestres, des personnes dont on doute des origines; parce qu’ils sont métisses. Ils sont mal acceptés comme des enfants africains. Tout simplement, parce qu’on ne connaît pas leurs histoires. C’est pourtant nos frères, les enfants de nos cousins, de nos oncles et de nos grands parents ; qui sont revenus chez eux. Ils sont là aujourd’hui avec nous, mais leur histoire n’a jamais attiré la curiosité ou l’attention des béninois et des africains. Donc j’ai voulu à travers ce film faire connaître l’histoire de nos voisins, de nos amis qu’on voit tous les jours sans savoir que leur histoire est liée aux nôtres »
Quelles sont les raisons de votre séjour au bercail ? « Je suis venu tourner un documentaire axé sur la vindicte populaire au Bénin. Un film que je fais avec beaucoup de difficultés. L’administration me met des bâtons dans les roues. C’est vraiment dommage. Dans les pays ; qui connaissent la valeur de ce que nous faisons, on nous faciliterait le travail. Moi, je reviens de Viêtnam où j’ai tourné mon dernier film. Je vous jure que ce n’est pas mon pays mais j’ai juste envoyé le synopsis du film au ministère des affaires étrangères du Viêtnam. Ils ont évalué mon scénario. Ils trouvaient que c’était important que cette histoire commune qu’on a entre le Bénin, l’Afrique et le Viêtnam soit racontée. Et rien que ça m’a ouvert les portes. J’avais un fonctionnaire qui m’accompagnait permanemment, les permis de séjours et les autorisations du tournage m’ont été délivrés par les autorités du ministère des affaires étrangères de Viêtnam. Je n’ai pas couru pour faire ces démarches malgré que ; je ne sois pas un vietnamien. Jusqu’à la fin du tournage, j’avais le droit d’entrer n’importe où au Viêtnam jusqu’à consulter les archives militaires. Je reviens dans mon propre pays, le Bénin, j’ai besoin des images du palais de la justice. J’emmène mon équipe du tournage au palais de la justice pour filmer les images. On a confisqué ma caméra et d’autres matériels du travail malgré la présentation de l’autorisation du ministère de la culture. Alors que cette autorisation me donne le droit de filmer sur tout l’ensemble du territoire national. Je rencontre le président du palais de la justice ; qui naturellement est très furieux contre moi ; ayant estimé que je dois l’avertir avant de filmer les images de mon documentaire. J’aurais dû évidemment lui présenter l’autorisation avant le travail. Mais cette autorisation après présentation n’a pas suffi. J’étais obligé de demander une nouvelle autorisation au niveau du tribunal ; qui ne m’a jamais été accordée jusqu’ici. La semaine prochaine, je repars en Allemagne ; parce que le temps que je dispose est épuisé. Donc, je pars sans réaliser le film que j’ai envie de faire. Parce que mes compatriotes m’ont mis les bâtons dans les roues. Voilà encore des choses qui entravent le développement d’un pays en occurrence le cinéma. Et cela se passe dans mon pays !!! Que sera-t-il dans les autres pays africains ? Ecoutez, je peux filmer à Berlin sans difficultés. Idem pour Paris et certains pays de l’Europe. Malgré que ces pays ne sont que des pays d’adoption ».
Que voulez-vous dénoncer à travers ce documentaire ? « Il s’est développé ces dernières années au Bénin, un phénomène que j’estime atroce. C’est le fait de massacrer un petit voleur ; parce qu’il a peut-être volé une tubercule d’igname ou un sac de maïs .Il mérite qu’on le brûle vif en présence des enfants et des femmes. On ne lui donne même pas une chance de s’exprimer ou d’être jugé. C’est ce phénomène ; qui m’a particulièrement interpelé. Il mérite d’être raconté ou dénoncé. C’est un crime que j’estime populaire contre lequel les autorités sont à mon avis restées passives. Elles disent qu’elles font des choses, mais ce phénomène se répète tous les jours. De petits voleurs et même des innocents, des gens sur la base de rumeurs sont lynchés et brulés publiquement. Des pauvres types et parfois des innocents sont tués par des foules en colère. C’est ce sujet que je traite en faite. Je me questionne, je suis en train de rechercher les motivations de nos compatriotes; ce qui pourrait expliquer ces agissements de notre population paisible. Comment une population, aussi paisible peut d’une minute à l’autre devenir violente ; pour supprimer une vie sans que rien ne se passe et que cela ne choque. Et aussi, comment est-ce que les acteurs des médias peuvent publier des images aussi atroces de corps à moitié carbonisés d’êtres humains qu’ils traitent d’ailleurs de malfrats, car ces mots reviennent toujours dans les articles de presse que je lis au Bénin. Un malfrat, c’est quelqu’un qui est jugé dont on estime coupable. Ces pauvres gens victimes n’ont jamais été jugés par un tribunal agrémenté alors qu’ils sont traités de malfrats. Il s’agit également de voir, dans quel sens va notre moralité puisque ces crimes sont commis en présence des enfants et des femmes. C’est indirectement des violences qui se perpétuent comme ça sans que personne ne se questionne. Voilà le but du sujet que je traite à travers ce documentaire ».
Quelle lecture faites-vous du cinéma béninois ? « C’est vrai qu’on aime utiliser ce terme. Pour moi, le terme du cinéma béninois n’existe pas. C’est pareil pour le terme « cinéma africain ». Alors on parle d’un cinéma national, s’il y a une volonté politique derrière et une école qui assure la transmission. Pour moi, il n’existe pas au Bénin, ni des structures ni des institutions nécessaires à la promotion d’une cinématographie nationale. Pour l’instant, le cinéma fait par les béninois, c’est peut-être l’expression que je peux utiliser est un cinéma désordonné. C’est des cinémas de jeunes qui se débrouillent seuls dans leurs petits coins. Il n’y a pas d’inspiration réciproque. Il n’y a pas de techniciens qui travaillent avec les auteurs. Il n’y a pas une institution ou des intellectuels qui lui donnent une orientation canalisée. Donc, on ne peut pas parler du cinéma béninois mais plutôt du cinéma fait par des jeunes béninois. Dans ma façon de faire des films outre le fait que je suis béninois, on y retrouve rien d’autre de béninois, peut-être la sensibilisation béninoise que j’apporte à mon travail. Parce qu’il n’y a ni l’argent béninois, ni technicien béninois, ni penseur béninois autre que moi. Alors, comment peut-on parler du cinéma béninois ? Mais bon, je défends quand même cette nationalité à travers le monde. Je fais le tour du monde en tant que cinéaste béninois, en espérant qu’un jour les autorités de mon pays prendront conscience de la valeur du cinéma. La cinématographie française existe parce qu’il y a d’abord un fonds d’aide à la cinématographie nationale géré par le CNC (Centre National de la Cinématographie). Ce centre définit aussi la politique cinématographique du pays et réfléchit sur les nouvelles orientations à prendre. En France, Il existe une école, une tradition et une transmission d’une génération à l’autre. Tout cela est accompagné par une volonté politique. C’est un circuit qu’on ne retrouve pas chez nous. Par exemple, nous sommes incapables de réaliser une fois par an un long-métrage digne de nom. Contrairement à nous, pays du sud du Sahara, des pays de l’Afrique du Nord tels que le Maroc et la Tunisie font de grands efforts en matière de production cinématographique. Ces pays disposent chacun d’un super Centre National de Cinématographie en se donnant des objectifs de financer sur fonds propre deux à trois films par an. Et ça marche… Pour moi, le cinéma et la vie s’inspirent réciproquement. Surtout le cinéma documentaire… C’est du réel, un art qui témoigne de l’état du monde alentour, de ses problèmes mais émet aussi des propositions de solutions. Principalement au Bénin, on a souvent pensé que le cinéma coûte cher et qu’on n’en a pas les moyens. Le Maroc ou de la Tunisie, met 300 à 400 cent mille Euros par film et produit trois à quatre films par an, à travers le Centre National de la Cinématographie. Cet effort n’est pas impossible au Bénin lorsque je vois des véhicules hauts de gamme circulés dans la ville. Mieux, on constate des maisons à étage qui poussent un peu partout dans le pays. De ce fait, les moyens sont là et existent au Bénin. Seulement le cinéma n’est pas une priorité pour les autorités de ce pays. Je pense qu’ils se trompent. Car, il faut donner priorité à tout pour construire un pays moderne. »
Ne pensez –vous pas que cette responsabilité est partagée dans la mesure où les acteurs culturels ne font pas un lobbying en direction de l’Etat ? « Pression des acteurs culturels envers le gouvernement ? Je dis non. Bien sûr que cela peut marcher s’ils s’organisent. Combien sont-ils ces artistes ? Est-ce qu’on les prend au sérieux ? D’abord, il y a tellement d’amalgame au Bénin entre spécialistes de quelque chose et l’artiste ou les artistes. J’ai l’impression qu’ici, les artistes ne sont pas pris au sérieux. Tout simplement qu’il en a de trop et qu’on mélange tout. Au lieu de se distinguer, nous n’assistons pas à cela au Bénin. Il faudrait que chacun occupe spécifiquement de son domaine. C’est-à dire que le peintre doit se focaliser sur les tableaux, les musiciens sur la musique, les hommes de théâtre dans leur domaine ….bref chacun doit se sentir à l’aise dans son domaine. Mais quand le mélange est au beau fixe, cela veut dire que les artistes n’ont plus de valeur. Nous sommes dans une culture où l’artiste est très mal vu d’ailleurs. C’est –à -dire que les artistes sont vus comme des gens qui ne veulent rien faire ou des gens qui veulent réussir facilement. Quelque part, la société a raison car les autoproclamés « artistes » sont le plus souvent des déscolarisés. Je n’ai pas honte de le dire. Alors, je ne dis pas qu’un déscolarisé ne peut pas devenir un bon artiste. Il existe des déscolarisés qui sont des talents parce qu’ils ont fait l’apprentissage ou ont un don. J’ai l’impression que ceux qui n’ont pas de talents sont plus nombreux que ceux qui l’ont réellement. Il faut qu’on se dise la vérité. Avant d’être spécialiste de quelque chose, l’apprentissage est nécessaire. Au Bénin, les gens ne savent pas qu’avant d’être cinéaste, il y a des écoles supérieures à fréquenter. C’est aussi pareil pour les autres disciplines de la culture. Donc, le fait de tout mélanger est la raison pour laquelle les gens ne nous prennent pas au sérieux. Non seulement la rue mais aussi ceux qui nous dirigent. Le problème qu’on a au Bénin se résume au savoir faire. Ce n’est pas comment on finance. Il faut de vraies écoles. Il y a des écoles supérieures en matière du cinéma qui poussent au Bénin. Je ne pense pas que cela soit la bonne façon. Il faut une école plus sérieuse et peut-être affiliée à l’université. La plupart des pays sérieux le font déjà. En Afrique, si nous prenons le cas de Kenya, il a y une seule école du cinéma ; qui est affiliée à leur université. C’est après cela qu’on nous prendra au sérieux, on saura qu’on fait aussi des études et qu’on a aussi un niveau intellectuel. Ceci va témoigner que nous ne sommes pas des bandits comme on ont l’habitude de considérer les artistes ici ».
Propos recueillis par Rodéric Dèdègnonhou Journaliste à l’Agence Bénin Presse (ABP) Journaliste culturel et webmaster du journal privé « Nokoué » www.abp.gouv.bj www. quotidiennokoue. Com www. Africine.org